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XII. La religion
- Ce que l’on dit des choses et des faits n’est ni les choses ni les faits mais leurs “figures” avec lesquelles ils ont une certaine structure en commun. C’est grâce à cette structure commune que l’on peut mentionner les choses et les faits. Quant à cette structure, elle ne peut pas être mentionnée de la même manière que les choses parce que c’est la structure de ce qui est dit (ainsi que celle des choses et des faits). Le langage peut donc montrer, mais non pas dire, quand il se réfère à ce qui “inclut” tout (y compris le langage lui-même). Tel est le cas pour “Dieu”.
- On a dit diverses choses sur Dieu, mais elles apparaissent comme un contresens dès que l’on observe ce qui se dit, ce que l’on prétend dire.
- De Dieu, on ne peut rien dire. On peut seulement dire des choses à propos de ce qui a été dit sur Dieu. Nombreuses sont les choses dites sur lui et beaucoup peut être dit sur ces dires sans pour autant avancer sur la question de Dieu, en ce qui concerne Dieu lui-même.
- Indépendamment de ces jeux de mots, les religions ne peuvent être d’un profond intérêt que si elles prétendent montrer Dieu, et non dire des choses sur lui.
- Mais les religions montrent ce qui existe dans leurs paysages respectifs. C’est pourquoi une religion n’est ni vraie ni fausse car sa valeur n’est pas logique. Sa valeur se fonde sur le type de registre intérieur qu’elle suscite, dans l’accord de paysages entre ce que l’on veut montrer et ce qui est effectivement montré.
- La littérature religieuse est en général liée à des paysages extérieurs et humains ; les caractéristiques et les attributs des dieux n’échappent pas à ces paysages. Néanmoins, même si les paysages extérieurs et humains se modifient, la littérature religieuse peut traverser les âges. Cela n’est pas étonnant puisque un autre genre de littérature (non religieuse) peut également être suivi avec intérêt et avec une vive émotion à des époques très éloignées. La permanence dans le temps d’un culte n’en dit pas beaucoup sur sa “vérité”, puisque les formalités légales et les cérémonies sociales se transmettent de culture en culture et que l’on continue de les observer en ignorant, cependant, leur signification d’origine.
- Les religions font irruption dans un paysage humain et dans un moment historique ; on dit alors que Dieu “se révèle” à l’homme. Mais quelque chose s’est passé dans le paysage intérieur de l’être humain pour qu’à ce moment historique-là une telle révélation soit acceptée. L’interprétation de ce changement s’est faite généralement depuis le “dehors” de l’homme, situant ce changement dans le monde extérieur ou dans le monde social ; ainsi, on a gagné sous certains aspects, mais on a perdu en compréhension du phénomène religieux quant au registre intérieur.
- Mais les religions, elles aussi, se sont présentées comme externalité ; ainsi, elles ont préparé le terrain aux interprétations mentionnées.
- Quand je parle de “religion externe”, je ne me réfère pas aux images psychologiques projetées sous forme d’icônes, peintures, statues, édifices, reliques (propres à la perception visuelle). Je ne mentionne pas non plus leur projection sous forme de cantiques, prières (propres à la perception auditive), ni à leur projection sous forme de gestes, postures et orientations du corps dans des directions précises (propres aux perceptions kinesthésique et cénesthésique). Enfin, je ne dis pas non plus qu’une religion soit externe parce qu’elle possède des livres sacrés ou des sacrements, etc. Je ne désigne même pas une religion comme externe parce qu’elle ajoute une église à sa liturgie, une organisation, des dates de culte, un certain état physique ou un certain âge des croyants pour effectuer des activités déterminées. Non. Cette forme, dans laquelle les partisans de telle ou telle religion luttent entre eux au niveau mondial – chaque camp attribuant à l’autre, divers degrés d’idolâtrie pour le type d’image préférée avec lequel les uns et les autres travaillent –, cette forme ne constitue pas le cœur du sujet (sauf dans le fait de montrer la totale ignorance psychologique des adversaires).
- J’appelle “religion externe” toute religion qui prétend dire des choses sur Dieu et sur la volonté de Dieu, au lieu de parler du religieux et du registre intime de l’être humain. Le fait de s’appuyer sur un culte extériorisé pourrait même avoir un sens si, avec de telles pratiques, les croyants éveillaient en eux-mêmes (montraient) la présence de Dieu.
- Toutefois le fait que les religions aient été jusqu’à présent extérieures correspond au paysage humain dans lequel elles sont nées et se sont développées. La naissance d’une religion intérieure est possible, de même que la conversion des religions à la religiosité intérieure, si toutefois elles survivent. Mais cela arrivera dans la mesure où le paysage intérieur sera en condition d’accepter une nouvelle révélation. Et l’on commence à l’entrevoir déjà dans les sociétés où le paysage humain fait l’expérience de changements si sévères que le besoin de références intérieures se fait de plus en plus impérieux.
- Rien de ce qui a été dit sur les religions ne peut aujourd’hui être maintenu, car ceux qui en ont fait l’apologie ou en ont été les détracteurs, ont cessé depuis longtemps de remarquer le changement intérieur chez l’être humain. Si certains pensaient les religions comme un engourdissement de l’activité politique ou sociale, ils y sont aujourd’hui confrontés à cause de leur forte poussée dans ces domaines. Si d’autres les imaginaient imposant leur message, ils trouvent que leur message a changé. Ceux qui croyaient qu’elles allaient toujours exister doutent aujourd’hui de leur pérennité, et ceux qui supposaient qu’elles allaient disparaître à court terme assistent avec surprise à l’irruption de formes mystiques manifestes ou larvées.
- Et dans ce domaine, peu nombreux sont ceux qui pressentent ce qu’offre le futur, parce que rares sont ceux qui entreprennent la tâche de comprendre dans quelle direction va l’intentionnalité humaine qui, définitivement, transcende l’individu humain. Si l’homme aspire à ce que quelque chose de nouveau “se montre”, c’est bien parce que ce qui tend à se montrer agit déjà dans son paysage intérieur. Mais ce n’est pas en prétendant être le représentant d’un dieu que le registre intérieur de l’homme devient la demeure ou le paysage d’un regard (d’une intention) transcendant.